Djibouti: 19 mars 1967 et la décennie noire de la période coloniale (I)
Il y a 47 ans jour pour jour, la ville de Djibouti sous occupation française a été le théâtre d’un carnage sans commune mesure. Une répression meurtrière s’abattait sur la population djiboutienne, une répression orchestrée par la puissance coloniale française censée pourtant la protéger. C’était un lundi noir, le 20 mars 1967, au lendemain d’un référendum organisé par l’administration coloniale. Ce jour-là, le bras séculier de cette dernière, avec à leur tête la légion étrangère, commettait des horribles massacres et atrocités sur des gens qui réclamaient la vérité des urnes et dénonçaient le hold-up électoral de la puissance occupante.
La suite, le simple fait d’appartenir à l’ethnie marquée au fer rouge par le pouvoir colonial, en l’occurrence les Somalis, a valu à un grand nombre de Djiboutiens de subir, et pour la décennie suivante, toutes sortes d’exactions : répression sauvage, rafles, fouilles, perquisitions, assassinats, enlèvements, couvre-feu discriminatoire, déportations, j’en passe et des horreurs. Par ces actions infâmes, la puissance occupante et ses laquais voulaient punir la population qui a « mal voté », qui a eu le tort de revendiquer un principe onusien, à savoir celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Comment la période la plus sombre de notre histoire a-t-elle pu se produire? Que s’est-il exactement passé ?
Tout commence quand un certain Charles De Gaulle fait escale dans notre pays, sept mois auparavant, le 25 août 1966 au soir. Un séjour pour le moins mouvementé pour le « grand » Charles qui a été accueilli, à sa descente d’avion, par les cris et les sifflets de porteurs de banderoles (« indépendance, non à la France » pouvait-on lire sur les pancartes et banderoles). Un véritable camouflet pour celui qui croyait être en terrain conquis. Pour laver l’affront, Charles De Gaulle donna l’ordre, le lendemain, au gouverneur de l’époque M. Tirant, un nom prédestiné pour ce colon invétéré, de « déblayer la place » remplie de pauvres gens venus entendre son discours. Un discours qu’il tiendra d’ailleurs non pas comme prévu à la place Lagarde mais à l’assemblée territoriale, devant ses fidèles serviteurs. Bilan officiel de l’acte vil et lâche de l’hôte d’un jour: une dizaine de morts et plusieurs blessés. Un crime colonial de plus !
A son retour en France, le commanditaire de la tuerie de la place Lagarde charge la rue Oudinot, siège du ministère des DOM-TOM, d’organiser une consultation à la côte française des Somalis dans le but d’y ramener « le calme ». La date du 19 mars 1967 sera finalement retenue. Officiellement, il s’agit d’un référendum d’autodétermination et la population est amenée à répondre par « oui » ou par « non » à la question suivante : « Voulez-vous que le Territoire demeure au sein de la République française avec le statut renouvelé de gouvernement et d’administration dont les grandes lignes sont indiquées ci-joint ? ». En réalité, c’est un énième subterfuge pour maintenir indéfiniment ce Territoire sous le joug de la France coloniale.
Constatant que le texte référendaire ne comportait aucune clause garantissant une « possibilité d’évolution vers l’indépendance », le parti du mouvement populaire (PMP) dirigé par le sage Moussa Ahmed Idriss, principal parti composé majoritairement des Somalis, décide de faire campagne pour le « non ». Faisant fi de menaces à peine voilées proférées par la puissance occupante, Oberlé et Hugot rapportent dans leur livre « Histoire de Djibouti, des origines à la république » qu’à « la radio et dans la presse, de sévères mises en garde rappellent à la population tous les risques qui pourraient découler d’un résultat négatif, pour la sécurité et la survie du Territoire », les Somalis ont été sensibles au mot d’ordre du PMP et se prononcent en masse pour le « non ». Les Afars, quant à eux, ont suivi scrupuleusement la consigne de leurs dirigeants politiques qui ont toujours milité pour le maintien de notre Territoire dans le giron de la France. Ils ont évidemment répondu « oui » à la question du référendum.
Le long passage qui suit, extrait de l’intervention d’un député communiste français, M. Léon Félix, lors la séance du 13 juin 1967 (débat au parlement français), nous apporte un éclairage édifiant sur la mascarade électorale: « Il n’est pas besoin d’insister ici sur les conditions dans lesquelles s’est déroulé votre référendum. En effet, toutes les vieilles recettes colonialistes ont été utilisées pour fausser le scrutin, pour en faire ce que souhaitaient le chef d’état dont l’amour propre, il est vrai, avait été mis à rude épreuve lors de son passage à Djibouti, en août 1966. D’abord, le texte de la question posée contredisait la volonté affirmée d’une libre détermination de la population. Le résultat était à l’avance faussé à partir du moment où les électeurs étaient mis en demeure de rester « au sein de la République française » dans les formes choisies par vous, ou de se voir placés devant une rupture de toutes relations avec la France.
Ensuite tous les moyens ont été jugés bons. On a attisé les divergences et les rivalités ethniques ; on a claironné la menace d’interventions étrangères. Durant toute la période que l’on peut qualifier de campagne électorale, on a généralisé les mesures militaires d’intimidation. Il y avait à Djibouti presque autant de gendarmes, de parachutistes et de légionnaires que d’électeurs.
Avec ses barrages de barbelés, ses champs de mines, les patrouilles d’automitrailleuses, les démonstrations d’avions de combat, la ville donnait vraiment le spectacle d’une ville en état de siège. C’est là l’opinion de tous les journalistes et observateurs sans distinction qui se trouvaient sur place.
Vous savez parfaitement que les résultats du référendum sont le produit de pressions et de truquages, en dehors de Djibouti, où un certain contrôle des opérations a pu être exercé ; or à
Djibouti les résultats ont été les suivants : 6 .862 « non » contre 2 .798 « oui ». Voilà ce qu’est « la victoire du bon sens » dont vous vous targuiez après votre référendum ! Hélas, le sang a coulé, il y a eu des morts, des blessés, la répression.
Ne dites pas que les événements du 20 mars n’étaient pas prévisibles. Le 19 mars, un journaliste dont la façon de voir est très différente de la nôtre écrivait ceci :
« L’impressionnant dispositif mis en place et qui a pour mission d’impressionner est peut-être une arme à double tranchant. Ne risque-t-elle pas d’échauffer un peu plus les esprits déjà nerveux, au lieu de les calmer ? »
La suite, inévitable, est connue : officiellement, onze morts et des dizaines de blessés. Des milliers de personnes ont été emprisonnées et expulsées ; des milliers de personnes ont été dirigées vers des camps de concentration. »
Au lendemain de ce « fameux référendum », nos compatriotes Somalis sont descendus dans la rue pour dénoncer le hold-up électoral. Le mouvement de contestation a très vite pris des allures de révolte, un mouvement qui a été réprimé dans le sang par la soldatesque à la solde de la puissance occupante. Un envoyé spécial du New York Times relate ce dramatique évènement en ces termes : « Des centaines de militaires sur les 3500 qui sont actuellement en Côte française des Somalis dispersent la foule avec des gaz lacrymogènes, des rafales de mitraillettes et des grenades lancées d’hélicoptères. Des coups de feu furent tirées tandis due des Somalis conduisaient quatre reporters, dont j’étais, pour voir les corps de cinq hommes tués par balles. Un groupe de soldats d’infanterie de marine passait par là, donnant des coups de pied et de crosse aux somalis en leur ordonnant d’enlever les pierres qui auraient pu servir pour construire des barricades. Un coup de feu fut tiré. A dix mètres de nous un jeune Somali s’effondra, une blessure touchant sa chemise ? On le laisse, gisant au soleil… Après quelques minutes, de jeunes compatriotes osèrent s’approcher de lui. « Kaputt » dit un soldat aux étrangers, en écartant les Somalis. Quelques minutes plus tard, ces jeunes gens eurent la permission de relever le corps et de l’emporter. « Est-il mort ? demanda un sergent. – Oui, répliquèrent les jeunes gens. – Ah ! C’est bien mieux comme ça, s’écria le sergent. » (Cité par P. Oberlé et P. Hugot)
Ce jour-là et les jours qui suivirent, des milliers de nos compatriotes Somalis furent arrêtés, emprisonnés, torturés ou, pour bon nombre d’entre eux, déportés en Somalie. Le bilan de cette opération dite de « pacification » a été très lourd en pertes humaines du côté des autochtones Somalis, de centaines d’innocents ont perdu la vie.
47 ans plus tard, que reste-t-il du rêve des valeureux révoltés de 1967 ? Rien, la population djiboutienne vit toujours sous le joug de la tyrannie, nationale celle-là, celle du sanguinaire Guelleh. Pire, le pouvoir de Gouled puis de celui de son neveu IOG n’ont jamais jugé utile d’honorer la mémoire de nos martyrs. L’opposition djiboutienne ne s’est pas distinguée non plus, à part une petite vidéo de l’indépendantiste Omar Elmi Khairé l’USN a zappé le 47ème anniversaire de la période la plus noire de notre histoire. Une faute politique majeure !
A défaut d’élever une stèle rendant hommage aux martyrs de 1967, un devoir de mémoire incombe à chaque Djiboutien qui se doit d’entretenir le souvenir des victimes de la barbarie coloniale.
A suivre …