
Somalie : la crise de souveraineté qui divise les acteurs politiques de Mogadiscio et menace la stabilité

Introduction
Deux documents récents illustrent une fracture profonde au sein de l’échiquier politique somalien : une lettre officielle du Ministère des Affaires étrangères somalien datée du 10 juin 2025, et une déclaration du « Madasha Samata-Bixinta Soomaaliyeed » (Forum du Salut Somali – MSS). Leur contradiction radicale sur l’avenir des relations internationales de la Somalie révèle des tensions politiques dangereuses, avec des implications directes sur la sécurité et la stabilité du pays.
1. Deux récits irréconciliables
La position officielle (Gouvernement Fédéral) :
La lettre du Ministre d’État Ali Omar adressée au Représentant spécial de l’ONU est un acte de souveraineté assumé. Le gouvernement y déclare obsolète le mécanisme de coordination internationale C6+ (regroupant l’ONU, l’UA, l’UE, les États-Unis, le Royaume-Uni, et d’autres acteurs clés). Ses arguments :
Fin de la transition : La Somalie n’est plus l’État fragile de 2010. Elle possède désormais des « institutions constitutionnelles fonctionnelles » et une « vision nationale claire ».
Souveraineté bafouée : Le C6+ perpétue une image de « guidance politique externe », sapant la légitimité des institutions somaliennes.
Nouveaux principes : Le gouvernement exige des relations basées sur le « partenariat », le « respect mutuel » et la « propriété nationale », privilégiant désormais les cadres bilatéraux.
Un symbole rejeté : Le C6+ est vu comme un vestige d’une époque où la souveraineté somalienne était « considérablement contrainte ».
La position critique (MSS – Opposition) :
Le Forum du Salut Somali dénonce une décision « unilatérale » et « irresponsable ». Selon lui :
Consolidation autoritaire : Cette décision masque « l’isolement politique croissant » du Président Hassan Sheikh Mohamud et sa « persistante incapacité » à dialoguer avec les parties prenantes somaliennes (États fédérés, opposition).
Démantèlement des institutions : Le MSS accuse le Président d’avoir « démantelé systématiquement » le Forum National Consultatif (NCC), d’utiliser la « pression militaire » contre certains États fédérés, de contrôler le Parlement et de réprimer les médias indépendants.
Isolement dangereux : Abandonner les mécanismes de coordination internationale « sans alternatives viables » met en péril les « progrès durement acquis » de la Somalie.
Trahison des promesses : Ces actions trahissent la promesse de campagne du Président d’une « Somalie en paix avec elle-même et avec le monde ».
Contradiction centrale : Le gouvernement brandit la souveraineté retrouvée pour rejeter une structure perçue comme néocoloniale. L’opposition y voit un prétexte pour échapper au contrôle interne (fédéré, opposition) et international, facilitant une dérive autoritaire.
2. Impacts politiques : Fragmentation et Perte de Confiance
Exacerbation des Tensions Fédérales : La critique du MSS sur l’usage de la « pression militaire » et la marginalisation des leaders régionaux indique que la décision sur le C6+ s’inscrit dans un conflit plus large entre Mogadiscio et les États fédérés. L’affaiblissement des cadres de dialogue (comme le NCC) rend la coordination nationale encore plus difficile.
Fracture Politique Nationale : Le rejet du gouvernement par une partie significative de la classe politique (représentée par le MSS) sape la légitimité perçue de ses actions et sa capacité à parler au nom de toute la Somalie. La répression des médias indépendants, pointée par le MSS, aggrave cette fracture.
Érosion de la Confiance Internationale : La décision unilatérale, qualifiée d' »abrupte » par le MSS, risque d’inquiéter les partenaires internationaux. Leur soutien (financier, logistique, politique) est vital. Le MSS le reconnaît explicitement, exprimant sa « sincère appréciation » pour ce soutien et soulignant le besoin d’un « engagement international soutenu et coordonné ».
3. Impacts sécuritaires : L’Ombre d’Al-Shabaab
Menace sur la Coordination Anti-Terroriste : Le C6+ était un canal crucial de coordination stratégique et opérationnelle dans la lutte contre Al-Shabaab. Son abandon sans mécanisme de remplacement clair et accepté (ce que dénonce le MSS) crée un vide dangereux. Une coordination moins fluide entre le gouvernement somalien, les États fédérés, l’ATMIS (mission de l’UA) et les partenaires bilatéraux (États-Unis, UE, etc.) pourrait offrir des opportunités à l’insurrection.
Détournement de l’Attention et des Ressources : Le MSS accuse le gouvernement de « détourner l’attention » de ses échecs internes. Cette crise politique consomme un temps et une énergie politique précieux au détriment de la priorité sécuritaire absolue : vaincre Al-Shabaab. Les tensions entre Mogadiscio et les États fédérés entravent également les opérations militaires conjointes nécessaires.
Instabilité Nourrissant l’Extrémisme : La fragmentation politique, les accusations d’autoritarisme et l’affaiblissement potentiel de la coopération internationale créent un climat d’instabilité propice à la propagande et au recrutement d’Al-Shabaab, qui se présente comme la seule force « cohérente ».
Conclusion : Une Croisée des Chemins Périlleuse
La contradiction entre ces deux documents est bien plus qu’une divergence d’opinion. Elle révèle une crise de gouvernance et de légitimité au sommet de l’État somalien. Le gouvernement de Hassan Sheikh Mohamud joue une carte risquée : invoquer la souveraineté pour se libérer de contraintes perçues, mais au risque de s’isoler politiquement à l’intérieur et de fragiliser les partenariats internationaux indispensables à la survie du pays.
Les conséquences potentielles sont graves :
a. Escalade des Conflits Internes : Tensions accrues avec les États fédérés et l’opposition, possible paralysie politique.
b. Réduction/Réorientation de l’Aide Internationale : Les partenaires pourraient revoir leur engagement, privilégiant des canaux bilatéraux moins coordonnés ou réduisant leur soutien face à l’instabilité et aux accusations de dérive autoritaire.
c. Affaiblissement de la Lutte contre Al-Shabaab : C’est le risque le plus immédiat et le plus dangereux. Toute division ou perte d’efficacité dans la coordination sécuritaire profite directement aux shebabs.
Le MSS a raison sur un point essentiel : la « vraie souveraineté » ne se décrète pas par le rejet unilatéral des cadres de coopération. Elle se construit par une « gouvernance responsable », une « prise de décision inclusive » et une « coopération efficace » à tous les niveaux. Ignorer cette voie, c’est prendre le risque immense de sacrifier les fragiles acquis sécuritaires et démocratiques de la Somalie sur l’autel d’une souveraineté mal comprise et potentiellement déstabilisatrice. L’avenir immédiat de la Somalie dépend de la capacité du gouvernement à engager un dialogue crédible tant au niveau national qu’international, avant que cette crise politique ne se transforme en crise sécuritaire majeure.
Hassan Cher
The English translation of the article in French.
Somalia: the sovereignty crisis that divides Mogadishu’s political players and threatens stability
Introduction
Two recent documents illustrate a deep rift within the Somali political spectrum: an official letter from the Somali Ministry of Foreign Affairs dated June 10, 2025, and a statement by the “Madasha Samata-Bixinta Soomaaliyeed” (Somali Salvation Forum – MSS). Their radical contradiction on the future of Somalia’s international relations reveals dangerous political tensions, with direct implications for the country’s security and stability.
1. Two irreconcilable narratives
The official position (Federal Government):
Minister of State Ali Omar’s letter to the UN Special Representative is a clear act of sovereignty. In it, the government declares the C6+ international coordination mechanism (comprising the UN, AU, EU, USA, UK and other key players) obsolete. Its arguments:
End of transition: Somalia is no longer the fragile state it was in 2010. It now has “functional constitutional institutions” and a “clear national vision”.
Sovereignty violated: C6+ perpetuates an image of “external political guidance”, undermining the legitimacy of Somali institutions.
New principles: The government demands relations based on “partnership”, “mutual respect” and “national ownership”, now favoring bilateral frameworks.
A rejected symbol: The C6+ is seen as a vestige of an era when Somali sovereignty was “considerably constrained”.
The critical position (MSS – Opposition):
The Somali Salvation Forum denounces a “unilateral” and “irresponsible” decision. In its view:
Authoritarian consolidation: This decision masks the “growing political isolation” of President Hassan Sheikh Mohamud and his “persistent inability” to engage in dialogue with Somali stakeholders (federated states, opposition).
Dismantling institutions: MSS accuses the President of “systematically dismantling” the National Consultative Forum (NCC), using “military pressure” against certain federated states, controlling Parliament and repressing the independent media.
Dangerous isolation: Abandoning international coordination mechanisms “without viable alternatives” jeopardizes Somalia’s “hard-won progress”.
Betrayal of promises: These actions betray the President’s campaign promise of a “Somalia at peace with itself and the world”.
Central contradiction: the government brandishes its newfound sovereignty to reject a structure perceived as neo-colonial. The opposition sees it as a pretext for escaping internal (federate, opposition) and international control, facilitating an authoritarian drift.
2. Political impact: Fragmentation and loss of trust
Exacerbation of federal tensions: MSS criticism of the use of “military pressure” and the marginalization of regional leaders indicates that the C6+ decision is part of a wider conflict between Mogadishu and the federated states. The weakening of dialogue frameworks (such as the NCC) makes national coordination even more difficult.
National Political Fracture: The rejection of the government by a significant part of the political class (represented by the MSS) undermines the perceived legitimacy of its actions and its ability to speak on behalf of the whole of Somalia. The repression of independent media, pointed out by the MSS, aggravates this divide.
Erosion of international confidence: the unilateral decision, described as “abrupt” by the MSS, is likely to worry international partners. Their support (financial, logistical, political) is vital. The MSS explicitly recognizes this, expressing its “sincere appreciation” for this support and underlining the need for a “sustained and coordinated international commitment”.
3. Security impacts: the shadow of Al-Shabaab
Threat to Anti-Terrorist Coordination: C6+ was a crucial channel for strategic and operational coordination in the fight against Al-Shabaab. Its abandonment without a clear and agreed replacement mechanism (as denounced by the MSS) creates a dangerous vacuum. Less fluid coordination between the Somali government, the federated states, ATMIS (the AU mission) and bilateral partners (USA, EU, etc.) could provide opportunities for the insurgency.
Detour of Attention and Resources: MSS accuses the government of “diverting attention” from its internal failures. This political crisis is consuming precious political time and energy at the expense of the top security priority: defeating Al-Shabaab. Tensions between Mogadishu and the federated states are also hampering the necessary joint military operations.
Instability feeding extremism: political fragmentation, accusations of authoritarianism and the potential weakening of international cooperation create a climate of instability conducive to propaganda and recruitment by Al-Shabaab, which presents itself as the only “coherent” force.
Conclusion: a perilous crossroads
The contradiction between these two documents is much more than a difference of opinion. It reveals a crisis of governance and legitimacy at the top of the Somali state. Hassan Sheikh Mohamud’s government is playing a risky card: invoking sovereignty to free itself from perceived constraints, but at the risk of isolating itself politically at home and weakening the international partnerships essential to the country’s survival.
The potential consequences are serious:
a. Escalation of internal conflicts: increased tensions with federated states and the opposition, possible political paralysis.
b. Reduction/reorientation of international aid: partners could review their commitment, favoring less coordinated bilateral channels or reducing their support in the face of instability and accusations of authoritarian drift.
c. Weakening of the fight against Al-Shabaab: This is the most immediate and dangerous risk. Any division or loss of efficiency in security coordination directly benefits the Shebabs.
MSS is right on one essential point: “true sovereignty” is not achieved by unilaterally rejecting cooperation frameworks. It is built through “responsible governance”, “inclusive decision-making” and “effective cooperation” at all levels. To ignore this path is to run the immense risk of sacrificing Somalia’s fragile security and democratic gains on the altar of misunderstood and potentially destabilizing sovereignty. Somalia’s immediate future depends on the government’s ability to engage in credible dialogue at both national and international level, before this political crisis turns into a major security crisis.
Hassan Cher